WEIRD
Il était une fois, aux débuts de la psychologie moderne, nous avons tenté de décrire la psyché humaine normale, c'est-à-dire la façon dont la personne moyenne interagit avec le monde. Les psychologues ont produit ce qui semblait être un très bon modèle provisoire : les humains avaient tendance à avoir une forte éthique du travail, étaient analytiques, confiants et coopératifs avec les étrangers, mais aussi paradoxalement individualistes et obsédés par eux-mêmes.
Ce modèle a été produit grâce à des recherches menées au cours des années 1900 dans les universités d'Amérique du Nord et d'Europe.
Malheureusement, lorsque des anthropologues diplômés se sont ensuite aventurés dans le reste du monde, forts de cette compréhension de la psyché humaine, le modèle s'est effondré.
Face à un Indien Lakota, un membre de la tribu Saami ou un Touareg, notre intrépide diplômé n'a pas pu cocher les cases de son fidèle bloc-notes. La psyché humaine ne pouvait apparemment pas être classée dans une seule case.
L'esprit analytique, coopératif, confiant et égocentrique que les psychologues étudiaient et décrivaient, avait été basé sur un minuscule groupe d'échantillons, à savoir : des étudiants universitaires volontaires.
Même si on a pu trouver d'autres sujets volontaires grâce aux petites annonces du journal local, ils faisaient tous partie d'une population que nous identifions aujourd'hui comme : Western Educated Industrialised Rich & Democratic (WEIRD).
Notre esprit WEIRD (bizarre) peut nous sembler familier - et il est bien sûr produit dans le monde entier (pas seulement en Europe, en Australie et en Amérique du Nord), notamment dans les écoles et les universités de Singapour, de Corée, du Japon et d'Israël. Mais c'est encore une rareté.
En termes de géographie, on peut dire que plus de 50% de la masse continentale de la planète se trouve en dehors des régions mentionnées ci-dessus.
En termes de démographie : l'Europe, l'Australie et l'Amérique du Nord ne représentent qu'environ 20% de la population mondiale - et la partie de cette population ayant une formation universitaire représente un chiffre encore plus minuscule.
En termes de temporalité, universités n'ont existé que pendant moins de 1% de l'existence de l'humanité. (Les universités de Bologne, Paris et Oxford étant considérées comme les trois premières - toutes fondées entre 1088 et 1167).
Psyché basée sur les clans
Ce que nous (c'est-à-dire les anthropologues, les psychologues et les sociologues) avons découvert sur le terrain, en interagissant avec des cultures tribales, c'est que la plupart des gens ont une relation au monde exactement opposée à la notre.
Là où nous avons une tendance analytique, la grande majorité des gens sont, disons, synthétiques - ils disent ce qu'ils voient. Par exemple, lorsqu'ils classent les choses en catégories, ils ne divisent pas d'abord les phénomènes pour ensuite les classer en paquets homogènes, sur la base, par exemple, du genre ou du type. Ils ont plutôt tendance à regrouper les choses en fonction de la façon dont elles interagissent selon leur expérience quotidienne.
Nous pourrions regrouper les vaches, les chevaux et les lapins dans un groupe, et les carottes, l'herbe et les céréales dans un autre. En d'autres termes : les mammifères dans un lot, et les légumes dans l'autre. Une subdivision plus traditionnelle consisterait à mettre les vaches et l'herbe dans un groupe, ou les lapins et les carottes. En d'autres termes, des appariements de la vie réelle.
Les personnes bizarres comme nous ont également tendance à faire confiance à la fois à des inconnus et à des institutions. Et ce, même si nous n'avons jamais rencontré ces personnes ou interagi avec elles auparavant. Par exemple, je paierai une somme importante à une société en ligne ou à un bureau gouvernemental, en étant sûr qu'ils feront ce qu'ils ont promis. Je ne serais pas si surpris qu'un inconnu me remette le portefeuille qu'il vient de voir tomber de ma poche. Si un groupe d'astronomes inconnus nous disait que Pluton n'est plus une planète, je dirais : OK.
Dans les sociétés traditionnelles, vous viendriez également en aide à quelqu'un qui a laissé tomber ses affaires, mais vous le feriez surtout parce que toutes les personnes avec lesquelles vous interagissez, dans la rue, dans votre village, sont probablement votre tante, votre oncle ou votre cousin. Vous avez des responsabilités envers les gens de votre communauté, car ils sont vos proches. Si vous rencontriez un étranger non accompagné errant sur votre territoire, ce serait un jour rare - et si votre statut le permettait, ce qui signifie dans de nombreux cas : si vous étiez un jeune homme adulte - vous l'accosteriez et enquêteriez sur l'intrusion.
La confiance et la coopération sont une question de clan ou d'obligation familiale.
Il en va de même pour la vérité et la connaissance. Celles-ci sont transmises dans le cadre de la tradition familiale, ou prononcées par le chef (généralement patriarcal) du clan.
Outre ces différences en matière de confiance et de raisonnement, d'autres traits de personnalité bizarres où nous nous distinguons du reste de l'humanité ont trait aux notions d'auto-reproche et de motivation.
Par exemple, pour ce qui est de se sentir mal à propos de quelque chose que nous avons fait. Notre sentiment d'auto-récrimination est généralement basé sur l'idée de culpabilité. Une personne issue d'une société plus traditionnelle, fondée sur le clan, serait plus encline à souffrir de honte.
La différence est que je suis capable de me sentir coupable d'avoir enfreint une règle communément admise, comme le mensonge, la tricherie ou l'incompétence générale, même si personne d'autre n'était au courant de mes actions. Si je donne un coup de pied à mon chat dans un accès de rage (ce n'est pas le cas, c'est juste une hypothèse). Il y a de fortes chances pour que je me sente assez mal dans ma peau, même si je n'en parle à personne.
La honte, en revanche, dans son sens traditionnel, est davantage liée à la perception d'un manquement aux obligations relationnelles et claniques. Non seulement la honte dépend de l'opinion d'autrui, mais elle n'est pas seulement une faute purement personnelle, mais elle stigmatise finalement toute la famille.
Nous pouvons prendre l'exemple du vol, qui est une faute au sein de nombreuses sociétés. Du point de vue de l'honneur et de la honte, le vol n'est mauvais que si la victime appartient à votre clan. Car le véritable crime est la trahison de son groupe d'appartenance. Les lois nationales, si elles existent dans votre pays, passeraient après l'honneur public de votre clan.
Dans les communautés où le concept de propriété personnelle est un peu flou, voler à son frère peut n'avoir aucun sens - tout appartient à la collectivité - et voler un groupe rival peut être un accomplissement positif.
Des processus psychologiques similaires sont à l'œuvre lorsqu'il s'agit d'ambition ou de motivation.
Si le succès d'un WEIRDo est quelque chose de personnel, qui pourrait être basé sur des accomplissements dans leur profession, ou le statut éducatif. Le succès dans une société basée sur la parenté, serait à nouveau basé sur la façon dont vous maintenez ou accumulez l'honneur et le pouvoir pour le collectif.
Pour ce faire, nous protégeons notre capital symbolique (qui appartient en dernier ressort au chef du clan) - par exemple, en nous mariant avec les bonnes personnes - ce qui peut nous assurer plus d'honneur si cela est fait correctement, et constitue également une stratégie de préservation de l'héritage. La défense de l'honneur peut bien sûr passer par l'attaque, parfois par la violence directe envers les contrevenants internes ou externes (au clan).
Bien sûr, même les meilleurs WEIRDos sont enclins à ressentir certains de ces états d'esprit traditionnels. La honte et les sentiments de fraternité (ou de parenté) sont des processus mentaux profonds, forgés par l'évolution au cours de milliers d'années. Nos cousins chimpanzés ressentent probablement quelque chose de similaire. Toutefois, si nous apprenons que notre meilleur ami a commis un acte atroce, nous aurons tendance à placer la loi du pays, ou le bien-être de la société dans son ensemble, au-dessus de notre relation personnelle.
Il en va de même pour les personnes issues de cultures plus traditionnelles, l'esprit moderne peut très bien avoir imprégné leur personnalité dans une certaine mesure. Peut-être parce qu'ils ont immigré en Occident ou qu'ils sont diplômés de l'université, par exemple.
Et comme nous l'avons appris dans ce monde dit "post-vérité", ce n'est pas parce que vous êtes un occidental blond aux yeux bleus que vous préférez nécessairement les faits aux dogmes tribaux ou que vous faites confiance à la science.
Quoi qu'il en soit, la bonne nouvelle est que nous avons une théorie assez solide (grâce à Joseph Henrich) du pourquoi. Une théorie qui explique comment la méthode scientifique a émergé dans l'esprit humain (Waouh !). Ou comment nous en sommes venus à nous faire confiance, et pourquoi nous plaçons maintenant notre foi dans la rationalité plutôt que dans la croyance.
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