“Les histoires nous permettent de donner un sens au monde, d'y trouver notre place et d'entrer en contact les uns avec les autres."Chimamanda Ngozi Adichie, auteur.
C'est à peu près l'idée que j'aimerais faire passer dans les pages qui suivent :
“L'esprit humain est un organisme qui raconte des histoires. Il a besoin d'histoires comme le corps a besoin de nourriture ou d'eau. Il a besoin d'histoires pour survivre." - Jonathan Gottschall, spécialiste de la littérature et de l'évolution.
Notre relation avec les histoires que nous nous racontons, les récits auxquels nous croyons, conditionne notre perception de la réalité. Ce que nous appelons la réalité pourrait, à bien des égards, être considéré comme une histoire.
La façon dont nous votons, les guerres que nous menons, nos peurs, tout cela est intrinsèquement lié à des histoires. Même l'idée que nous nous faisons de notre identité est essentiellement une histoire. J'entends par là les souvenirs de tout ce que j'ai accompli, toutes mes aventures, l'image de la personne à laquelle je m'identifie.
L'essor des LLM
Lorsque ChatGPT a été présenté au monde en 2022, beaucoup d'entre nous ont été stupéfaits. Watson d'IBM avait déjà gagné à Jeopardy (battant tous les champions humains), et Deepmind avait battu tout le monde aux échecs et au go. Alors pourquoi tant d'intellectuels ont-ils été perturbés par un chatbot ?
Manifestement parce que ce Chatbot avait dépassé les bornes.
Le test de Turing est une histoire qui fait désormais partie de la culture moderne, et c'est là la principale réussite du Chat GPT : sa capacité à mener une conversation comme un humain intelligent.
Presque immédiatement, plus d'un millier de signataires, principalement des ingénieurs, des entrepreneurs "high-tech" et des scientifiques, ont symboliquement appelé à une pause dans le développement de l'IA pour mettre en lumière ce qu'ils considèrent comme une catastrophe en devenir.
Pendant ce temps, Yuval Noah Harari (historien et auteur) a fait le tour des podcasts et des talk-shows en qualifiant l'événement de "fin de l'histoire humaine" - ce qui signifie que l'histoire, tant le sujet que les événements qui la constituent, ne serait plus une entreprise purement humaine.
Il a également insisté sur sa revendication plutôt excentrique selon laquelle l'IA était sur le point de "pirater le système d'exploitation de l'humanité" (OS).
L'avènement des modèles massifs de langage (chatbots LLM) a été essentiellement un signal d'alarme pour faire face à l'état inquiétant dans lequel se trouve notre civilisation. Une situation problématique dans laquelle nous sommes plongés depuis un certain temps : la post-vérité.
Comment la technologie s'immisce-t-elle dans notre système d'exploitation ?
C'est compliqué, mais pour citer M. Harare : "notre cerveau produit constamment des histoires, des histoires qui s'interposent entre nous et le monde".
L'implication est que nos préjugés conditionnent notre vision du monde, et que nos visions du monde influencent nos actions.
Si les algorithmes qui traquent et exploitent nos préjugés (sur Facebook ou Google par exemple) peuvent être combinés avec les capacités de narration des robots LLM, pour confirmer et orienter ces préjugés, cela pourrait être catastrophique pour une société primitive qui dépend de la narration (comme la nôtre).
Pour contrebalancer cette hypothèse plutôt inquiétante, l'argument a été avancé, notamment par M. Bot dans The Economist (Article d'août 2023), que nous pourrions être en train d'atteindre un niveau de saturation envers les fausses nouvelles (fake news). En d'autres termes, le barrage constant de fausses informations nous a rendus de plus en plus insensibles aux idées nouvelles, quelle qu'en soit la source (humaine ou artificielle).
En vivant sous une avalanche continue de fausses informations, nous avons été vaccinés contre celles-ci. Malheureusement, cette immunisation a renforcé nos préjugés initiaux - nous sommes de plus en plus retranchés derrières nos démarcations tribales/politiques.
Voilà un bref aperçu de notre embrouille actuel en matière d'information. Gardons cela à l'esprit pendant qu'on examine quelques recherches universitaires à propos de notre fascination persistante pour les fables.
Polyphème le cyclope
Ce qui suit est un résumé du livre du Dr. Julien d'Huy "Cosmogonies"dans lequel il trace un arbre généalogique autour de l'histoire de Polyphème, le cyclope de la Grèce antique.
Julien d'Huy est professeur d'histoire, et son livre aborde la question de savoir pourquoi des histoires similaires existent dans le monde entier, dans des cultures complètement différentes.
Carl Jung a formulé une affirmation populaire sur cette question avec son idée d'un "inconscient collectif". L'idée est que les mêmes légendes apparaissent dans des civilisations distinctes et éloignées en raison du fait que tous les humains partagent des expériences et des émotions communes.
Ce n'est pas le cas dans Cosmogonies - la thèse est inversée, en ce sens que nos archétypes mentaux communs trouvent leur source dans les histoires que nous nous racontons depuis l'aube du langage. Depuis que nous nous sommes assis autour du feu de camp, que nous avons scruté l'obscurité en essayant de trouver un sens à ce que nous voyions.
Le Dr d'Huy présente ses arguments en construisant des tableaux qui mettent en évidence les relations et les similitudes entre des groupes de mythes du monde entier ayant des thèmes et des personnages communs. Un peu comme un généalogiste construirait un arbre généalogique. L'idée étant que si les mythes évoluent, comme les organismes biologiques, nous pouvons dessiner un arbre généalogique où chaque histoire est légèrement différente mais liée à la précédente.
Il compare ensuite ce tableau à ce que nous savons des premières migrations humaines à partir de l'Afrique et de leur propagation ultérieure autour du globe. Ces connaissances proviennent essentiellement de l'archéologie, de la génétique et de l'histoire des langues.
Et si les données correspondent, voilà ! La preuve que nous avons emporté ces histoires avec nous dans nos nouveaux foyers - tout en déjouant les hypothèses selon lesquelles le partage de ces histoires serait un phénomène moderne (dû par exemple à la colonisation ou à la mondialisation) ou dû à une ancienne révélation mondiale. Si l'évolution chronologique, l'ascendance et la diffusion de ces mythes se sont produites en même temps que les premières migrations humaines, il est évident qu'ils ne sont pas apparus à une date ultérieure ou d'un seul coup.
Polyphème était un cyclope (géant borgne mangeur d'hommes) qui vivait sur l'île de Sicile. C'était un demi-dieu brutal, dont le pouvoir sur la nature lui permettait de disposer d'une nourriture abondante.
Un jour, le héros Ulysse, de retour des guerres de Troie, débarque sur le rivage à la recherche de nourriture. Ce qui s'avère être une mauvaise idée. Il réussit à se faire piéger par Polyphème dans la maison du cyclope, une grotte qu'il partage avec un troupeau de moutons.
Craignant pour sa vie et habitué à diverses prouesses, Ulysse fabrique une lance rudimentaire, qu'il utilise ensuite pour éborgner son ennemi, et s'échappe finalement en se cachant sous les moutons susmentionnés lorsqu'on les met en pâture. Fin de l'histoire.
Cette histoire est connue de beaucoup d'entre nous, principalement parce qu'elle a été écrite à l'époque où la civilisation grecque était florissante, notamment par Homère (il y a près de 3 000 ans). Mais des contes populaires, très semblables à l'histoire du cyclope, ont été racontés partout dans le monde antique. Plus de 200 versions différentes ont été identifiées, provenant d'environ 25 pays, de l'Islande à l'Afrique, et de la Turquie ou de l'Irlande à la Corée.
Les spécialistes s'accordent à dire que nombre de ces légendes de type Polyphème sont antérieures à Homère.
À titre de comparaison, voici le résumé d'un histoire similaire d'Amérique du Nord :
Le corbeau (une entité hybride homme/oiseau trompeuse) cache des bisons dans une grotte. Il est contraint de révéler où ils se trouvent, mais refuse de les libérer. Deux héros du coin parviennent à pénétrer dans la grotte et a mener les bêtes vers la sortie. Ils parviennent à déjouer Corbeau, qui garde l'entrée, en se cachant sous une peau de bison pendant que le troupeau s'élance vers la liberté.
Démêler les racines mythologiques
Le thème central de l'histoire est le suivant : un héros rend visite à une créature dangereuse, sorte de maitre primitif des animaux, et doit s'échapper avec l'aide de ces animaux, ou en se déguisant avec leur fourrure.
Si nous rassemblons toutes ces histoires du monde et que nous les comparons, nous pouvons les classer en fonction de la fréquence des autres détails narratifs qu'elles peuvent partager. Par exemple, les noms, les descriptions, les motivations, les attitudes ou le nombre de protagonistes impliqués. Ou encore les outils et/ou méthodes utilisés, ou les caractéristiques géographiques mentionnées, etc.
En comparant les similitudes entre les versions, nous pouvons déterminer comment elles sont liées les unes aux autres dans l'espace et dans le temps. Ces relations sont quelque peu confirmées si elles reflètent les données historiques sur les migrations et les conquêtes humaines. Par exemple, deux récits très similaires provenant d'Iran et de Mongolie pourraient s'expliquer par le fait que l'empire Timouride, qui était en fait une dynastie d'origine Mongole, a régné sur la Perse (l'Iran actuel) pendant plus d'un siècle.
L'arbre généalogique que le Dr d'Huy parvient à construire autour de l'histoire du cyclope reflète la migration initiale de l'humanité hors d'Afrique. Ses conclusions sont tout à fait conformes aux recherches antérieures sur le sujet (menées par Andrey Korotayev et Darla Khaltourina en 2011).
Korotayev et al. affirment que l'histoire du cyclope est liée à un ancien mythe selon lequel tous les animaux sauvages étaient à l'origine gardés en un seul endroit avant d'être libérés et dispersés dans le monde entier. Ils insistent également sur la corrélation entre la diffusion de ces mythes et les migrations humaines à la fin du paléolithique ; en particulier, les histoires ont été diffusées par les mêmes itinéraires que notre ADN mitochondrial s'est dispersé à partir de l'Asie centrale. Les lieux proches du point d'origine (par exemple l'Europe du Sud et l'Asie centrale) partagent donc plus de détails narratifs que les lieux plus éloignés (par exemple l'Amérique).
L'information étant sujette à des changements et les civilisations à des effondrements, certaines versions du mythe ont complètement disparu et, dans certains endroits, seul un noyau, faisant allusion à un roi de tous les animaux sauvages, a survécu. Comme la plupart des événements dont il est question ici se sont produits dans des sociétés pré-littéraires, on peut s'étonner que ces récits puissent exister encore aujourd'hui.
Voyons maintenant comment ces traditions orales ont réussi à nous transmettre ces histoires anciennes. Nous pourrons aussi examiner quelques autres versions de l'histoire, et enfin nous pencher sur les effets que ces histoires pourraient encore avoir sur nos croyances et nos comportements modernes.